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Enfantissage d’hiver

3 février 2025 -
Un strip de la merveilleuse Claire Bretécher, Les gnangnans

Est-ce que jouer avec les mots comme nous jouons avec les fils est commun à tous-tes les tisserand-e-s ? En tout cas, les appropriations des termes techniques du tissage innervent beaucoup de domaines qui n’ont qu’un lointain rapport avec notre art. J’aime faire un détour par l’hébreu en ce qui concerne le langage, car son écriture consonnante multisémantique recèle des merveilles d’interprétation. Par exemple génération se dit dor en hébreu, qui signifie littéralement « tisser des paniers« . Chaque rangée tissée s’accroche à la précédente et permet à la suivante de se consolider … Est-ce que cette image n’est pas la source d’un incroyable glissement, riche de sens ? Le jeu sur les mots du fil permettent souvent de s’amuser pareillement. Dans un article lu récemment, j’ai rencontré un mot-valise qui fait mon ravissement momentané : enfantissage.

Nous partons d’un vocable qui déjà me murmure de la joie à l’oreille : enfantillage. Il a une tonalité vaguement condescendante. Mais j’y vois surtout la capacité des tout-petits à s’affranchir des règles pour explorer les limites d’une situation. Par impulsion soudaine ou parce qu’ils sont intrigués, les enfants peuvent appliquer leur imaginaire à toutes sortes d’évènements minuscules de leur quotidien. Accepter de mettre une écharpe ou bien finir ses haricots verts peut alors devenir une aventure. Souvent elle déclenche alors l’agacement voire l’exaspération de l’adulte supervisant l’opération. J’ai vécu nombre de fois la frustration dûe au refus facétieux de (mon) enfant à se conformer à une demande qui me semblait banale. Par la suite j’ai réalisé (plus d’une fois, de manière différée hélàs) que c’était moi qui avait inconsciemment voulu faire accéder l’individu récalcitrant à ma temporalité, pas toujours en accord avec la sienne. D’accord, le planning des adultes a une souplesse relative (l’école ouvre à une heure donnée pour tout le monde, n’est-ce pas?). Mais il suffit d’un petit pas de côté pour réaliser que la découpe de la journée en tranches rigides permet tout de même le compromis une fois de temps en temps. Et les enfantillages deviennent alors une expression du jeu, et donc un apprentissage de la règle de vie et de son intérêt.

Appliquons cette belle philosophie au tissage : nous planifions le tissu, recherchant la bonne couleur, le bon motif, la bonne densité. Nous avons de beaux outils pour ça : règle de Ashenhurst, cercles chromatiques, schémas d’enlissage, de pédalage, d’attachage. Outils précieux ! Et nous avons notre expertise pour réaliser toutes les étapes amenant à la duite de manière efficace. Mais le quotidien peut faire irruption : erreur de calcul, il manque du fil pour finir l’ourdissage. Enroulage tempêtueux, et des fils cassent en grappe au détour de tel mouvement de l’ensouple, etc. Il faut alors appliquer les recettes de réparation, manoeuvre classique. Mais c’est aussi l’occasion de faire preuve d’ingéniosité.On peut alors utiliser l’obstacle pour changer son fusil d ‘épaule et dériver vers un projet imprévu, source d’émerveillement ou d’un beau ratage, ça aussi c’est la vie ! Au passage, je me ferai le chantre de Betty et rappeler que pour tout projet, rien de tel que l’échantillonnage si on veut absolument coller au plus près de ce qu’on avait imaginé.

Pico Bogue et sa soeur Ana Ana, les deux héros ébouriffés d’Alexis Dormal. Casse-pieds, exaspérants et craquants à souhait.

Ce n’est pas la première fois que je plaide pour l’accident heureux. Mais dans le cadre d’un enfantissage, j’imagine un détournement ludique. Laisser un trou dans ses duites et le remplir avec un fil de nature et de couleur différents, et aller en mettre dans d’autres endroits improbables. Ensuite, recommencer une pièce avec dans l’idée de mettre des trous réguliers parce que les trous c’est joli, ça laisse passer l’air et la lumière. Exagérer une densité pour détourner la pièce de son usage projeté. Et encore d’infinies manières de ne pas faire ce qui était prévu. Enfin, comme le font les enfants, jouer sérieusement car les enfants sont « des gens sérieux qui vivent sérieusement leur vie »(E. Durand). Oui, laisser la joie éclater de faire n’importe quoi. Gratuitement, ou bien pour le simple plaisir de palper les limites d’une technique.

Sur ce, je vous souhaite un riche hiver. Jouez sans limites, et régalez-vous.

Margodric